Hans Arp et Auguste Rodin, deux figures de la sculpture des XIXème et XXème siècles, ont fait de l’expérimentation artistique l’essence de leur parcours créatif. Alors que l’exposition à la Fondation Beyeler s’achevait hier, revenons sur l’attention particulière accordée par les deux artistes à des thèmes communs tels que la création, la croissance, la transformation et la désintégration, exprimées à travers des corps humains, animaux ou végétaux, ainsi qu’aux influences littéraires comme la Divine Comédie de Dante. Les deux artistes étaient intéressés par la notion de vitalité comme thème philosophique, à laquelle ils ont donné une expression différente chez les sujets représentés: d’un côté la force d’une matière imposante, massive, exaspérée, et d’autre part la sinuosité et la sensualité des volumes presque totalement privés de figuration. L’exposition accueillait le public avec Le Penseur de Rodin et Ptolémée d’Arp. Les deux œuvres, exposées dans le foyer, dialoguaient entre elles en illustrant le passage de la sculpture figurative à la sculpture abstraite.
Deux pratiques sculpturales différentes
Le très célèbre Penseur fut conçu comme le couronnement de la Porte de l’Enfer et apparut déjà au troisième modèle architectural que Rodin élabora pour l’ensemble. Dans les intentions premières du sculpteur, la statue devait représenter Dante regardant l’Enfer, mais l’idée fut écartée et la sculpture prit une vie et une signification propres. Le titre se prêtait bien au climat romantique-symboliste du milieu du XIXe siècle : Rodin pouvait célébrer la « pensée » comme élément créateur de l’œuvre d’art et comme activité spécifique de l’homme. Le Penseur médite sur le monde comme Dante médite sur la damnation.
Parmi les thèmes les plus fascinants aux yeux d’Arp, il y avait celui des contraires. Dans cette sculpture particulière, le contraste entre le matériau et le vide est mis en évidence par l’élégante forme torsadée qui embrasse deux vides béants. L’œuvre tire son nom du mathématicien, astronome et géographe Claudius Ptolémée (qui était également intéressé par les opposés), qui a conçu le système géocentrique. Ce travail concerne l’être et le néant, et la relation complexe entre la nature et l’humanité, qui étaient inséparables pour Arp.
Paolo et Francesca
Pour Rodin, il s’agit d’une des nombreuses versions du sujet que l’artiste a exécutées depuis que la Porte de l’Enfer lui a été commandée. Les deux amants sont toujours représentés enlacés, dans des postures qui accentuent le drame de l’événement dantesque. Rodin s’abandonne à la sensualité de l’épisode, s’attardant sur la douceur des nuages, qui accueillent les deux amants. Le célèbre Baiser est lui aussi né comme groupe représentant Paolo et Francesca pour la Porte de l’Enfer. L’œuvre eut un succès extraordinaire, comme en témoignent les très nombreuses répliques. La présence des nuages exalte le vers de Dante « au vent être légers« .
Chez Arp, nous retrouvons le même couple d’amants. Contrairement à Rodin, Arp réinterprète le sujet en réduisant les figures à des formes simples et en concrétisant ainsi la rupture avec la tradition sculpturale.
La représentation du corps humain et féminin
Les deux artistes sont fascinés par le thème du corps humain, sa sensualité, ses formes généreuses. Les sculptures d’Arp représentent bien cette sensualité : la silhouette réaffirme la silhouette féminine avec ses formes voluptueuses et sa ligne fluide. L’œuvre se présente comme une synthèse des formes essentielles du corps humain, les lignes ondulantes faisant allusion à une féminité à peine explicitée. Les concavités subtiles de la vie s’opposent à la sphéricité dans les membres supérieurs et inférieurs, seulement évoqués. Dans la simplicité de la synthèse, Arp parvient brillamment à évoquer l’esthétique séduisante du corps féminin, comme il avait déjà appris à l’obtenir dans le dessin quelques années auparavant.
L’œuvre de Rodin, Femme accroupie, a été conçue, elle aussi, pour la Porte de l’Enfer, où elle est reconnaissable à gauche du Penseur. Rodin utilise comme modèle Adèle Abruzzesi. On dit qu’elle s’accroupit à terre avec un mouvement frappa immédiatement Rodin, attentif aux poses que ses modèles prenaient spontanément. En février 1896, le sculpteur donna au Musée Rath de Genève une copie de l’œuvre, mais le directeur refusa de l’exposer parce qu’elle était considérée comme indécente. L’année suivante, Camille Claudel, Puvis de Chavannes, Hodler et d’autres artistes publièrent une lettre condamnant ce refus.
Le lien entre les deux artistes
La métamorphose est le lien entre le travail de Rodin et Arp : mise en lumière non seulement par les sculptures mais aussi par le corpus graphique abondant, elle concerne des techniques, des sujets, des formes, des couleurs, ainsi que l’exposition elle-même.
Rédigé par Antonella Zadotti
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